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Anne Hiltpold contre Jean Burgermeister, une guerre fiscale

Anne Hiltpold contre Jean Burgermeister, une guerre fiscale

Sami Zaïbi, Marc Guéniat - Le Temps

Dans la course au Conseil d’Etat genevois, le député d’extrême gauche et l’élue PLR dévoilent leurs visions antagoniques en matière de redistribution des richesses, de petite enfance et d’aménagement.

 

Anne Hiltpold et Jean Burgermeister sont en mission. La première, conseillère administrative à Carouge, a pour tâche de reconquérir le second siège libéral-radical, perdu dans la douleur il y a deux ans. Le second, député de la Liste d’union populaire (LUP), est en croisade pour faire entendre les revendications d’une gauche radicale plus divisée que jamais, et qui risque fort de ne plus être représentée au Grand Conseil. Discussion croisée entre deux candidats que (presque) tout oppose.

 

Le Temps: Manifestement, les comptes 2022 vont révéler un résultat extraordinaire. Que faire de cette manne?

 

Anne Hiltpold: Il faut rembourser la dette...

 

C’est tout?

 

A. H.: C’est déjà pas mal.

 

Jean Burgermeister: Ce n’est pas la priorité. Il faut profiter de ces rentrées pour apporter des réponses concrètes à la crise sociale qui frappe une grande partie de la population, notamment en renforçant les services publics. Il s’agit aussi de prendre des mesures urgentes pour atteindre a minima les objectifs environnementaux du Conseil d’Etat. On en est loin. Il faut cependant se méfier de cette hausse des recettes de l’Etat. Elle provient de l’impôt sur le bénéfice des entreprises, particulièrement dans le secteur du trading. Depuis la réforme sur la fiscalité des entreprises (RFFA), le canton a accru sa dépendance envers le négoce international. Or c’est un secteur volatile, nuisible pour l’environnement et qui ne répond pas aux besoins de la population. Miser sur lui revient à jouer à pile ou face pour l’avenir.

 

A. H.: Genève a la dette la plus élevée parmi les cantons. Avec la hausse des taux d’intérêt, son coût pourrait prendre l’ascenseur. Il faut rester prudent, comprendre d’où proviennent ces revenus et voir s’ils sont pérennes ou liés à une situation particulière. On l’a dit et répété, la pyramide fiscale est fragile. Peu de contribuables paient beaucoup. Mais à part rembourser la dette et effectuer des amortissements extraordinaires, cet argent ne peut pas être redistribué aussi simplement. Assurer la transition écologique relève de l’investissement, on ne peut pas utiliser ces recettes de cette manière. La mécanique budgétaire ne marche pas ainsi.

 

Reste que cette nouvelle tombe mal pour le PLR, qui martèle que l’Etat dépense trop.

 

A. H.: Ce n’est pas parce que les recettes sont élevées qu’il faut les dépenser. Au contraire, on pourrait en profiter pour baisser les impôts de la population qui, après avoir payé toutes ses charges, n’a quasiment plus rien dans son porte-monnaie à la fin du mois et ne parvient pas à épargner. Le fonctionnement de l’Etat ne serait pas menacé si on diminuait linéairement l’impôt sur les revenus de 5%, comme nous le proposons. Cette mesure bénéficiera surtout à la classe moyenne.

 

J. B.: C’est faux. Cette mesure représente en moyenne 18 000 francs d’économie par année pour les 1,2% des plus hauts revenus. Pour 60% de la population, c’est 43 francs. Pour 36% de la population qui ne paie pas d’impôts sur le revenu, c’est 0 franc. C’est un énorme cadeau fiscal pour ceux qui en ont le moins besoin.

 

M. Burgermeister, ces recettes inattendues ne vous arrangent pas non plus avant les votations fiscales à venir.

 

J. B.: Je ne suis pas d’accord. Les salaires stagnent, alors que les fortunes augmentent. Notre initiative «pour une contribution temporaire de solidarité sur les grandes fortunes», sur laquelle nous voterons en juin, vise à atténuer cette inégalité. On est dans une situation absurde où la guerre en Ukraine dope les comptes de l’Etat de Genève. On peut difficilement s’en réjouir. Nous devons réfléchir à un fonctionnement où les rentrées fiscales sont plus stables et plus saines.

 

Le canton de Genève est à la fois celui qui exploite le plus son potentiel fiscal, et celui où les inégalités sont les plus creusées. Comment mieux répartir les richesses?

 

J. B.: Les deux phénomènes sont liés. Plus on a de personnes très riches, plus on va exploiter le potentiel fiscal. L’urgence, c’est de s’occuper de ceux qui ont vu leurs revenus stagner ces dernières années et qui peinent à s’en sortir. La pauvreté se développe dans un océan de richesse extraordinaire, on ne peut pas l’accepter. Le fondement même de notre société est menacé par le creusement vertigineux des inégalités.

 

A. H.: On a besoin des grosses fortunes et il ne faut pas les opposer au reste de la population. Si on s’attaque encore aux personnes situées au sommet de la pyramide fiscale, on prend le risque de les faire partir, alors que ce sont elles qui "nancent des prestations sociales nécessaires. L’argent est bien redistribué, l’équilibre est bon.

 

Mme Hiltpold, vous proposez de déduire fiscalement les loyers pour soulager la classe moyenne.

 

A. H.: On aimerait s’inspirer du canton de Vaud, où la part de loyer excédant 20% du revenu est déductible à concurrence de 6000 francs par année. Sans forcément aller aussi loin, nous souhaitons étudier un modèle similaire a"n de soulager la classe moyenne.

 

J. B.: Je trouve piquant que le PLR, qui a pour mantra de laisser faire le marché, propose une telle aide. La priorité est de s’attaquer à la spéculation immobilière, c’est-à-dire à ceux qui s’enrichissent en pro"tant de la pénurie de logements. Nous avons déposé un projet de loi visant à obliger le Conseil d’Etat à exercer son droit d’expropriation lorsqu’un immeuble est à l’abandon, une mesure pour l’instant facultative et jamais enclenchée.

 

Loyers hors de prix et appartements rares malgré la hausse des constructions : la crise du logement découle de la croissance démographique et économique. Faut-il continuer sur cette voie ?

 

A. H.: Il faut construire différemment. Beaucoup de personnes âgées occupent pendant de nombreuses années de vastes appartements, avant d’aller en maison de retraite. Afin de rendre disponibles ces logements, on devrait préparer à l’avenir une solution entre ces deux étapes, avec des logements conçus pour les seniors. Il faudrait aussi construire des appartements modulables, qui évoluent avec les besoins des occupants, ou des logements plus petits mais avec davantage d’espaces communs. Mais je ne prône pas un frein à la croissance à cause de la pénurie de logements.

 

J. B.: C’est un grand défi" pour la législature à venir. Sur notre territoire exigu, on ne peut plus préserver à la fois les zones naturelles, agricoles et villas. Ces dernières représentent la moitié du territoire bâti mais ne logent que 10% de la population. Pourtant, c’est dans les zones urbaines que l’on densifie le plus. C’est une inégalité gigantesque! Au-delà de la question de la croissance, c’est le modèle de développement économique qu’il faut repenser, en investissant dans des secteurs qui créent des emplois de qualité et qui répondent aux besoins de la population.

 

M. Burgermeister, pourquoi l’extrême gauche, qui se fait en plus taper dessus lors des manifestations, s’investit autant pour plaire aux forces de l’ordre, comme on l’a vu avec la loi sur la police (LPol)? C’est un peu contre nature, non?

 

J. B.: Nous défendons une police de proximité. J’ai organisé de nombreuses manifestations en bonne entente avec la police, mais à la rue Royaume, je me suis fait matraquer sans autre forme de discussion. À Genève, on a un climat social plus tendu qu’ailleurs. Il est absurde d’essayer de faire taire la colère à coups de matraque. C’est parce qu’on veut une police plus citoyenne et au fait des réalités genevoises qu’on a combattu la LPol et la formation à Savatan.

 

Mme Hiltpold, le PLR est le seul parti qui résiste à la pression de ces syndicats de police, c’est une posture que vous partagez comme candidate ? Si vous deviez faire une proposition en matière de sécurité, quelle serait-elle?

 

A. H.: Je déplore que les syndicats soient passés en force sur la LPol. Cela sent la revanche contre le référendum perdu [en 2015, ndlr], et il est dommageable de court-circuiter le magistrat en charge. Je n’ai pas la prétention de déterminer l’organisation de la police dans le détail. Le législatif doit s’occuper des missions de la police, pas de son organisation. La police genevoise est certainement la seule à avoir son organigramme précis dans une loi. En matière de sécurité, il faut réduire la charge administrative des agents afin qu’ils soient davantage sur le terrain, mettre en place le système de préplainte en ligne, dont on parle depuis des années, et combattre plus assidûment la consommation de crack.

 

Parlons des crèches. Pour contrer le manque de places, Mme Hiltpold, vous proposez l’école obligatoire dès 3 ans. N’est-ce pas un simple transfert de charge des communes et des ménages vers l’Etat, pour un coût élevé et une faisabilité douteuse ?

 

A. H.: Il faut étudier cette solution pour remédier au manque de crèches. La Suisse est un des pays de l’OCDE qui consacre la part la plus basse de son PIB à la politique familiale. Il faut investir dans notre jeunesse, on connaît les bienfaits de l’éducation précoce. La proposition permettrait également de renforcer l’égalité des chances, car on sait que les premières années sont cruciales. En commençant l’école à 3 ans, on évite l’écueil du manque de places en crèche et on permet aux enfants plus fragiles, notamment ceux issus de la migration, d’être scolarisés, alors qu’ils peinent à trouver des places en crèche.

 

J. B.: Ce n’est pas une solution. On doit pouvoir offrir des places de crèche gratuites pour tous les enfants. C’est un objectif atteignable, et je ne laisserai personne dire le contraire. Pour cela, nous devons investir dans de nouveaux locaux et former davantage de personnel qualifié. Pour financer cette mesure, nous proposons de rehausser les cotisations sociales à 0,5%, contre 0,07% aujourd’hui.

 

En matière de mobilité, que faut-il faire de la voiture ?

 

A. H.: On ne peut pas imposer aux gens un mode de transport. Je ne suis pas opposée à un test de péage urbain, pour autant que les recettes servent à financer d’autres infrastructures, comme la traversée du lac, et que les entreprises soient exemptées.

 

J. B.: Développer des infrastructures pour la voiture encourage le traffic motorisé individuel. Réaliser la traversée du lac revient à repousser la nécessaire diminution du nombre de voitures dans ce canton !

 

 

 

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